Obédience

Pour la quatrième fois depuis ma naissance, je viens d’accompagner un être cher dans les derniers mois de sa vie. Plus j’ai le privilège de vivre de telles expériences –et c’est vraiment un privilège qui m’amène à croire que l’on meure en grand partie pour les autres–, plus je pense que le verbe accompagner devrait être ici remplacé par la périphrase être témoin de même si spontanément, comme la majorité des gens, mon premier réflexe est de fusionner les mots accompagnement et mourants. Être témoin car les deux parties en cause –l’accompagnant comme l’accompagné– sont devant l’inconnu et, en dépit de tous les supports et accompagnements,  l’agonie s’avère l’acte le plus solitaire qu’il soit dont l’autre ne peut être que le témoin !

À chaque fois, je comprends un peu plus ce que signifient le mot agonie et l’analogie toute catholique de se présenter devant Saint Pierre, gestionnaire des clés du paradis, afin qu’il juge si on est digne ou pas qu’il ouvre la porte de ce lieu saint. De toute évidence, le Pierre en question est nul autre que la personne agonisante; c’est cette dernière qui ultimement tient les clés. Ainsi par de fréquents retours sur sa vie entrecoupés de sommeils, d’états comateux et autres diversions –généralement un segment différent chaque fois–, cette personne en fin de vie (certains disent en début d’une autre vie) en vient à soupeser voire à juger ses attitudes et comportements d’alors pour, chaque fois, porter un « dernier » jugement : ce fut bien ou ce fut mal, j’ai fait bien ou j’ai fait mal, ce serait à refaire ou à ne pas refaire ou encore à refaire autrement… Honnêteté, lucidité et conscience sont au rendez-vous.

À chaque occasion inévitablement, comme témoin et comme accompagnateur, cela m’amène à faire de semblables récollections soit parce que l’anecdotique fait divers retenu par cette personne me concerne ou qu’il fait référence à un vécu similaire de ma part.

Cette fois-ci, mes introspections ont souvent tournées autour de la gestion de ma vie et surtout de ma carrière. Un mot est alors souvent revenu : obédience. Si on résume les différentes définitions de ce mot dont celles apparaissant sur cet hyperlien, on a quelque chose comme : soumission générale et volontaire faite à un supérieur afin qu’il dirige l’obédient  sur les voies de la perfection selon les objectifs et la constitution de l’organisation qui les unissent.

En porte-à faux

Je sais qu’en écrivant ce Brin de vie je prends le risque d’être perçu comme un cordonnier mal chaussé ou comme en porte-à-faux car, si toute ma vie professionnelle –et même encore aujourd’hui– j’invite avec insistance les travailleuses et travailleurs à prendre leur carrière en main[1], cette réflexion du moment m’amène à révéler qu’il en fut tout autrement quant à la gestion de ma propre carrière. Certains pourraient dire que les bottines n’ont pas suivies les babines ou, dans ce cas-ci, l’inverse ! Cette révélation est particulièrement « chocking [2]» car la carrière en question s’est déroulée durant les années de l’individualisme à outrance alors que les gens étaient particulièrement fiers de dire qu’ils avaient toujours fait à leur tête et que leurs patrons n’avaient qu’à se tenir !

Obédience et cie

Mes quelques années de vie religieuse m’ont permis d’expérimenter une vraie obédience. A la fin de mon noviciat, j’ai manifesté par écrit à mon supérieur mon désir d’être missionnaire au Pérou. Il me convoqua alors pour me dire que le ciel avait une autre destinée pour moi, celle des États-Unis d’Amérique, et pour ce faire je devais m’y rendre dès maintenant afin d’obtenir les diplômes nationaux appropriés. Il me sembla alors opportun de lui signaler que j’étais plus que nul en anglais, tant oral qu’écrit. Sa réplique fut on ne peu plus classique : la grâce d’état permet même de soulever les montagnes ! Celle-ci « souleva » tellement que je suis devenu parfaitement bilingue, à l’oral comme à l’écrit[3], même si j’ai un petit accent, le même que j’ai en français dû à ma morphologie faciale m’a rappelé un éminent orthophoniste ! Sans cette maitrise de la langue de Shakespeare, je n’aurais pas eu certaines subventions et certains contrats du Fédéral ni pu procéder à des traductions-adaptations dans l’une ou l’autre de ces langues.

Sorti de communauté, j’ai maintenu en quelque sorte cette pratique de l’obédience, particulièrement durant ma carrière universitaire. À chaque année je sollicitais un entretien avec mon supérieur (celui qui gérait les tâches) afin de lui demander ce qu’il attendait de moi pour l’année qui venait. Les premières obédiences furent en lien avec l’animation et le développement du counseling groupal ce qui impliqua que je délaisse une démarche d’habilitation en psychothérapie à laquelle je tenais beaucoup mais, du coup, m’amena à développer une expertise reconnue internationalement, à écrire L’Orientation et les groupes que certains considèrent comme un classique, à mettre au point un technique d’optimalisation des petits groupes appelée Double axe et à développer une quinzaine de programmes. Cette obédience fut reconduite plusieurs fois : Limoges, fais du groupe !

Une autre obédience m’amena à développer un séminaire-synthèse pour les étudiants en propédeutique ce qui impliqua pour moi de délaisser quelques cours de fondements psychologiques et vocationnelles que j’appréciais beaucoup et qui étaient beaucoup appréciés mais, du coup, m’amena à produire quelques introductions dont : S’entraider, Développement du moi et Développement en tête.

A une occasion, j’ai reçu une obédience qui en contredisait une autre. Alors on me dit de choisir. Je choisis la continuité et l’approfondissement. Par ailleurs, l’ensemble des obédiences mentionnées jusqu’ici ont fait que j’ai approfondi et donné plus d’une quinzaine de cours alors que pour la majorité des mes collègues le bilan de fin de carrière tourne autour de cinq à sept cours.

Une autre fois, étant d’avis que la carrière appartenait à l’employer, mon supérieur d’alors me donna comme guidance de faire ce qui me plaisait. Je fus ravis de cette opportunité et le remerciai car c’était la première fois qu’une obédience me donnait carte blanche. Moins d’une heure après, il vint promptement frapper à ma la porte de mon bureau pour préciser que mes choix devraient cependant inclure le Séminaire de pratiques groupales. J’acquiesçai et  le remercia à nouveau. Il revint quelques minutes plus tard, cette fois pour me demander de tenir compte des possibilités de remplacement. La Carte banche venait d’être complètement remplie !

À ma souvenance, je n’ai dérogé à cette pratique que deux fois quoique, les deux fois, je le fis sous l’influence d’êtres « supérieurs » sorte de mentors. La première décision m’amena à délaisser la technologie éducative pour la relation d’aide et la seconde à enclencher une retraite anticipée de l’Université pour investir davantage dans une pratique privée de type service à la collectivité.

Tout compte fait

Cette récollection des derniers mois auprès d’un être cher en phase terminale  m’amène à dire que ma vie professionnelle fut très différente de ce qu’elle aurait été sans ces obédiences. Encore plus, à cause de celles-ci, ma vie professionnelle fut beaucoup plus riche, plus diversifiée et certainement plus prestigieuse. Référant à la définition ci-haut, ces obédiences m’ont orienté sur des voies de perfection, au moins professionnellement et, bien humblement, je crois qu’ainsi j’ai mieux servi les objectifs et la constitution de mon organisation…

Comme conseiller d’orientation carriérologue, je ne prétends pas que c’est ainsi qu’il faille gérer sa carrière ou conseiller les gens de le faire. Ce que je dégage cependant de cette récollection sur ma petite expérience personnelle c’est que tout choix de carrière doit inclure un autre point de vue, plus global, définitivement hors de la logico-rationalité et, surtout,  moins empreint d’égo personnel[4]. N’y a-t-il pas là une piste pour les personnes en quête de sens ? Depuis très longtemps, mes enseignements ainsi que mes diverses productions, font toujours référence au nocturne[5], au principe féminin au cerveau droit ou à Kaïros. Aujourd’hui, je ne peux m’empêcher d’y voir là une retombée directe de cette pratique des obédiences. 


[1]J’ai bien redire : Ma carrière est trop importante pour être laissée entre les mains de mon employeur !

[2]Contre mes habitudes, utilisation d’un mot anglais annonçant ce qui suit.

[3]Par exemple, j’ai soutenu avec brio une thèse en anglais et mes collègues du doctorat dont la langue maternelle est l’anglais, me demandaient souvent de réviser leurs textes.

[4]Par exemple Max Bauthier, ex-directeur de la Polyvalente Jean-Nicolet, a dit un jour que depuis qu’il était devenu alchimiste, toutes ses décisions, même les plus anodines, étaient dictées par ses rêves.

[5]D’où la fameuse expression: dors dessus un problème avant de décider. De son côté, mon collègue et ami René Lecomte aimait à dire : laisser porter ! 

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